La Mort de la Vierge, tableau achevé entre 1605 et 1606 par Caravage est sans doute une des œuvres les plus scandaleuses de l’Histoire de l’Art. C’est le dernier tableau d’autel peint à Rome par l’artiste, avant qu’il ne s’exile pour avoir tué un homme au cours d’une rixe. Mondialement connu, il est exposé au Musée du Louvre. Retour sur une œuvre d’art qui a certainement participé à la renommée de son auteur.
Né à Milan, possiblement le 29 septembre 1571, celui qu’on surnomme en France Caravage, est le fils de Fermo Merisi et Lucia Aratori qui sont originaires de la petite ville de Caravaggio. Il a une demi-soeur plus âgée et trois petits frères et sœurs. En 1576 la peste dévore la ville de Milan, contraignant la famille à se réfugier à Caravaggio. Il est cependant trop tard : son grand-père, son père et son petit frère meurent de l’épidémie. Sa mère revient s’installer à Milan en 1584 et signe un contrat de quatre ans d’apprentissage pour Michelangelo dans l’atelier du peintre Simone Peterzano. Il se nourrit des œuvres de ses aînés qui sont accessibles autour de lui et étudie les grandes théories picturales en vogue à son époque, l’art du dessin et les techniques de fresque et de peinture à l’huile. Son intérêt semble surtout se porter sur la nature morte et le portrait comme en atteste un de ses premiers tableaux : Garçon avec un panier de fruits, peint en 1593.
À la fin de son apprentissage, Caravage s’installe à Rome. Il travaille dans l’atelier de Giuseppe Cesari où il est chargé de peindre des fleurs et des fruits. Quelques mois plus tard, cette collaboration prend fin pour des raisons mal connues. Il fait la connaissance du cardinal Del Monte qui devient son mécène et lui obtient une importante commande de décoration pour une chapelle de l’église Saint-Louis-des-Français de Rome qui lui confère sa renommée. Sa réputation grandit rapidement et il devient le modèle à suivre pour toute une génération de peintres qui reprennent son style et ses thèmes de prédilection. Il est connu pour son usage du clair-obscur, le contraste entre les zones de lumière et d’ombre dans un tableau. Au fil des années, il accentue l’usage de cette technique jusqu’à proposer des arrière-plans quasiment dans l’ombre. Le contraste avec la lumière aveuglante projetée sur les personnages est violent. La couleur n’est cependant pas négligée, bien qu’elle s’éloigne aussi des pratiques plébiscitées à l’époque. Caravage utilise une palette restreinte, mais cohérente avec ses compositions. Il évince systématiquement les tons trop lumineux ou brillants, privilégiant des couleurs saturées, là où ses contemporains utilisent des dégradés pour chaque ton.
L’artiste est également connu pour son caractère violent et bagarreur. Il outrepasse les convenances sociales en portant à plusieurs reprises l’épée, signe distinctif des familles d’ancienne noblesse auxquelles il n’appartient pas. Pour ces faits, il sera emprisonné à de multiples reprises. Il est aussi accusé de deux agressions qui sont classées sans suite. En 1606, il participe à une bagarre opposant deux groupes d’hommes armés et tue Ranuccio Tomassoni, issu d’une puissante et violente famille, d’un coup d’épée. Condamné à mort par décapitation, il est contraint de fuir Rome et entame quatre années d’exil entre Naples, la Sicile, Syracuse et Messine. Les bagarres continuent, sa mort est même annoncée en octobre 1609. Malgré d’importantes blessures, il survit. En juillet 1610, il quitte Naples pour revenir à Rome auprès du cardinal Scipion Borghese pour demander pardon et qu’une grâce lui soit accordée. Il emporte une partie de ses tableaux pour les offrir au cardinal, en laisse d’autres à Naples, mais il n’arrivera jamais à Rome. Arrêté (par malentendu ou malveillance ?) il est conduit en prison où il reste deux jours. Le 18 juillet 1610, l’hôpital de Porto Ercole enregistre son décès dont les circonstances sont, encore aujourd’hui, mal identifiées.
Une commande est passée à Caravage en 1601 pour orner la chapelle de Laerzio Cherubini, un juriste italien dans l’église Santa Maria della Scala in Trastevere à Rome. Les moines souhaitent une représentation de l’épisode de la Mort de la Vierge. Une fois fini, le tableau est cependant refusé par les moines de l’église qui se tournent alors vers le peintre Carlo Saraceni pour lui passer commande d’un tableau sur le même sujet, qui remplacerait celui de Caravage. Rapidement acheté pour décorer la galerie du duc de Mantoue, le tableau devient célèbre. Il passe ensuite brièvement en Angleterre entre les mains de Charles Ier, puis arrive en France dans les collections de Louis XIV. Il fait aujourd’hui partie des collections du Musée du Louvre avec deux autres tableaux du Caravage (La Diseuse de bonne aventure, 1594 et Portrait d’Alof de Wignacourt, 1607).
Les moines auraient motivé leur refus du fait du non-respect évident de l’iconographie traditionnelle de ce sujet. Caravage aurait-il délibérément peint une scène provocante et blasphématoire ? Il faut dire qu’une rumeur court selon laquelle il se serait inspiré d’une prostituée qui avait été sa maîtresse et qui se serait noyée dans le Tibre ! Avant que Caravage ne propose cette version du récit de la mort de la Vierge, il était d’usage de figurer ses derniers moments sur terre au travers d’une assomption ou d’une dormition. Les peintres la représentaient donc soit bien vivante dans une éclatante assomption la conduisant au ciel par des anges (la Mère de Jésus n’étant pas morte comme le commun des mortels dans la tradition catholique) soit comme endormie, les traits apaisés, que l’on retrouve plutôt dans la tradition orthodoxe. Dans un cas comme dans l’autre, on veillait toujours à effacer toutes marques de la mort. Caravage s’affranchit de ces codes en introduisant une dimension profane à cette scène sacrée.
En détaillant le tableau et surtout sa composition, on remarque que tout est fait pour inviter le spectateur à s’attarder sur la Vierge, dépeinte comme une simple mortelle :
Les représentations classiques de la Mort de la Vierge sont généralement peuplées de personnalités bibliques. Cette peinture ne fait pas exception puisqu’on y retrouve Jean, traditionnellement présent lors des crucifixions puisque c’est à cette occasion que Jésus lui confie sa mère, dans l’Évangile selon Jean. Chez Caravage, il adopte le rôle du fils de la maison, en pleurs, au chevet de la mère mourante. Ce n’est pas le seul à se morfondre : un autre apôtre est abattu de chagrin, un troisième a le souffle coupé, tandis que d’autres préfèrent détourner les yeux de cette scène ou semblent affligés. Au premier plan du tableau, une jeune femme paraît inconsolable. Elle est vêtue et coiffée comme les femmes romaines de l’époque. Souvent associée à Marie-Madeleine, elle semble ici tenir le rôle d’une des vierges faisant la toilette mortuaire de la Vierge, comme le relate La Légende Dorée (1261-1266) de Jacques de Voragine. La position de ce personnage, dos à Marie et recroquevillée, écarte encore une fois tout espoir d’assomption. La Vierge elle-même ne semble plus y croire. Son visage n’est pas dirigé vers le ciel, mais orienté sur le côté.
Les éléments de composition qui ne cessent de nous ramener à la Vierge apportent une tension dramatique. On ne peut échapper à cette douloureuse perte, la mort est inévitable :
Les objets du quotidien prennent une tout autre dimension :
En peignant ce tableau, Caravage s’affranchit totalement des codes et de l’iconographie classiques qui régissent les représentations de la Mort de la Vierge. Cette interprétation trop ancrée dans une réalité troublante, ne s’attardant pas assez sur le sacré, n’aura pas convaincu les commanditaires. Cette mésaventure n’empêchera pas l’œuvre de connaître une notoriété internationale et d’être encore admirée par des millions de visiteurs au Louvre chaque année !
Article rédigé par Manon SALLEY, merci à toi pour ta contribution à ce blog par tes connaissances en Histoire de l’Art, domaine qui m’inspire et me fascine depuis si longtemps.