L’artiste Théophile Alexandre Steinlen a réussi un tour de force : traverser les siècles sans prendre une ride, tout en restant une image populaire de Paris s’exportant dans le monde entier ! Si cette affiche sombre et mystérieuse est connue du plus grand nombre, peu savent l’attribuer et la déchiffrer. Qui est donc ce chat noir qui part en tournée ?
Théophile Alexandre Steinlen est un artiste autodidacte Suisse né en 1859 à Lausanne et naturalisé français. S’il commence à étudier la théologie à l’Université de Lausanne, il se tourne rapidement vers l’art en partant pour Mulhouse, en Alsace, afin de suivre une formation de dessins d’ornements industriels. Artiste aux multiples talents, il s’essaye avec brio au dessin, à la peinture, à la gravure et à la sculpture. Illustrateur et affichiste de renom, il est également caricaturiste. Il serait donc dommage de le réduire uniquement à son affiche du Chat Noir, lui qui immortalisait des natures mortes et des paysages (de France et de Suisse, mais aussi de Norvège), des portraits et des nus plein de sensualité. Plus tard, il dédie son œuvre à la Première Guerre mondiale. Il reste néanmoins indissociable des arts visuels du XXe siècle grâce à ses scènes de vie quotidienne montmartroise et surtout ses chats qui jalonnent toute sa carrière. Arrivé à Paris en 1881 en compagnie de sa femme Émilie, ils s’installent deux ans plus tard sur la butte Montmartre. Ce quartier, composé de nombreuses rues étroites et d’innombrables escaliers, accueille toute une génération d’artistes. Il y rencontre notamment Aristide Bruant ou Toulouse-Lautrec avec qui il se lie d’une forte amitié. Tous deux fréquentent le Cabaret du Chat noir, dirigé par Rodolphe Salis.
Le Chat noir est un cabaret parisien fondé en 1881 par Rodolphe Salis. Grand lieu de rencontre des personnalités influentes et mondaines de la capitale, il doit son nom à un chat noir que Rodolphe Salis trouva sur le trottoir alors qu’il dirigeait les travaux du cabaret. En hommage à ce premier visiteur du cabaret, il l’adopte et en fait l’égérie du lieu. La riche clientèle parisienne s’y presse en masse afin d’applaudir les poètes et les chansonniers qui s’y produisent. Salis installe un piano (ce qui ne se faisait pas jusqu’alors) et contribue ainsi au développement de la chanson de cabaret qui doit toute son histoire au Chat noir. Précurseur, Salis entame dans les années 1890 des tournées, sillonnant toute la France. Il loue des théâtres et des salles où produire son spectacle. C’est dans ce cadre que Steinlen crée son affiche en 1896. Cette figure féline tombe à point nommé, car sa symbolique infernale et emplie de liberté correspond bien aux habitués et aux militants installés sur la Butte. De plus, la vie nocturne de l’animal reflète la vie sociale de ce lieu de rencontre qui prend vie à la tombée du jour. Loin d’être une figure démoniaque comme on l’a longtemps représenté, le chat noir de l’affiche est auréolé, le transformant en icône d’animal sacré. L’inscription “Montjoye Montmartre” dans l’auréole rappelle qu’il est ici surtout question de plaisirs et de moments festifs. Le reste du texte est plus informatif, il annonce la tournée des artistes se produisant au cabaret. Les couleurs affirmées appliquées en grands aplats soutiennent l’esthétique fin XIXe de l’affiche. Leur choix ne s’est pas fait au hasard. Outre le fait qu’une affiche en deux tons était moins coûteuse à imprimer, le rouge et le noir forment une palette souvent utilisée pour évoquer la sorcellerie. On la retrouve aussi dans les milieux anarchistes. Des formes épurées et des lignes énergiques complètent la composition. Steinlen brouille un peu la lecture avec sa typographie novatrice qui entremêle les lettres, et même la queue du chat qui semble faire écho au “S” de “Salis” ! Ce chat qui capte le regard du spectateur et le toise de son sourire mystérieux, presque moqueur. L’artiste le dépeint à l’aide d’une grande tache noire, dont se détachent les griffes, la queue, les yeux et les moustaches. Rodolphe Salis meurt l’année qui suit la réalisation de cette affiche et son cabaret ferme ses portes deux ans plus tard. Cette illustration rappelle les souvenirs indéfectibles de ce lieu artistique.
Symbole absolu du pittoresque parisien et du charme à la française, l’image du Chat noir est exploitée et s’illustre sur pléthore d’objets. On pense bien sûr à la traditionnelle reproduction de l’affiche et son petit format plus pratique de carte postale. Elle se décline aussi dans l’univers de la papeterie (stylo, carnets et cahiers de toutes tailles) et en accessoires de mode (foulards, badges, sacs à main). La cuisine et la décoration en général ne sont pas en reste : thermomètres, plaques en métal, dessous de plat et de verres, sets de table, torchons et autres boîtes à sucre ou en fer-blanc. Dans la culture populaire, l’affiche du Chat noir est aussi inséparable de l’image parisienne qui lui est associée. Par extension, elle symbolise l’âme-même de la France, notamment pour les cultures étrangères. C’est pourquoi il n’est pas rare de la retrouver au cinéma, dans des dessins animés ou des séries comme Des jours et des vies, Alvin et les Chipmunks ou Bref. Elle figure également dans le clip de I Still Remember du groupe anglais Bloc Party. Elle connaît une belle notoriété dans l’univers du jeu vidéo où on la voit apparaître dans Resident Evil Survivor, Dishonored ou Overwatch.
L’affiche du Chat noir, qui a contribué à la célébrité de son auteur, n’est pas un cas isolé dans l’oeuvre de Théophile Alexandre Steinlen. Bien au contraire, les félins domestiques peuplent les réalisations de Steinlen, aussi bien en peinture et dessin qu’en sculpture. Les toits de Montmartre regorgeaient de chats de gouttières qu’il avait l’habitude de nourrir. Il en adopta d’ailleurs plusieurs, souvent contre l’avis de sa femme ! Ce n’est pas pour rien qu’il appela sa maison de la rue de Caulaincourt “Cat’s Cottage”, la maison des chats ! L’étude de ses chats révèle qu’il avait l’habitude de les côtoyer et qu’il avait tout loisir de les observer dans toutes les positions que savent prendre les chats. Tout comme l’affiche du Chat noir, une grande partie de ses oeuvres félines est réalisée pour la revue éditée par Salis dès janvier 1882. Cette revue hebdomadaire, qui paraît le samedi, est un moyen supplémentaire de promouvoir son établissement. Dans ce journal, Steinlen dessine des petites fables mettant en scène la mascotte de Rodolphe Salis. Il ne manque pas non plus de glisser un chat ou deux dans les affiches publicitaires qu’il réalise pour la Compagnie française des Chocolats et des thés ou pour le lait de la société Quillot Frères. Une de ses plus belles toiles, Chat sur un fauteuil, actuellement exposée à la Piscine à Roubaix, témoigne de sa connaissance de l’animal. Il arrive à saisir l’instant présent de ce chat dérangé dans son sommeil, encore alangui, les yeux mi-clos de fatigue. Le chat devient véritablement sa signature : il s’en sert aussi bien dans son monogramme que dans les invitations qu’il fait parvenir à ses amis. Cet amour va au-delà de l’artistique puisque Steinlen était porté par ses convictions sociales en s’engageant notamment pour la défense des droits de l’Homme, mais aussi pour la défense des animaux. Ses actions ont été saluées et récompensées par la Société de protection des animaux.
Steinlen était un amoureux de Montmartre. Investi dans la culture et la vie de quartier, l’artiste ne quittera jamais le 18e arrondissement puisqu’il est enterré au cimetière Saint-Vincent de Montmartre. Quant à son Chat noir, il continue de se balader au gré des boutiques de souvenirs avant de partir vers de nouvelles contrées dans les valises des touristes, partout dans le monde.
Article rédigé par Manon SALLEY, merci à toi pour ta contribution à ce blog par tes connaissances en Histoire de l’Art, domaine qui m’inspire et me fascine depuis si longtemps.