Voilà une œuvre d’art qui a fait couler beaucoup d’encre au travers des siècles. Ce groupe sculptural de l’Extase de sainte Thérèse par Gian Lorenzo Bernini dit Le Bernin, est la transposition d’un récit autobiographique de la sainte. Cette sculpture a été souvent commentée, plus ou moins passionnément. Qu’a-t-elle de si particulier pour susciter autant d’engouement ?
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Figure emblématique de l’art baroque italien, Le Bernin est un sculpteur du XVIIe siècle. Né à Naples en 1598 d’un père également sculpteur qui lui enseigne son art, il est très vite placé sous le mécénat du cardinal Borghèse, neveu du pape Paul V. Il commence ainsi sa carrière en sculptant des pièces décoratives pour la villa Borghèse. Durant cinq ans, il travaille sur quatre groupes mythologiques dont le Rapt de Proserpine (1621-1622) et Apollon et Daphné (1622-1625) qui participent indéniablement à sa renommée.
20 ans plus tard, le cardinal Federico Corner lui passe commande d’une œuvre pour célébrer la récente canonisation de sainte Thérèse en 1622. Cette sculpture prend place au sein d’une chapelle de l’église Santa Maria Della Vittoria à Rome.
Née en 1515, Thérèse d’Ávila est une moniale espagnole. Elle est à l’origine de la réforme de l’ordre du Carmel qui conduit à l’établissement de l’ordre des Carmes déchaux. Elle laisse plusieurs écrits ayant pour sujet la spiritualité ou la prière. Mais celui qui nous intéresse le plus ici est le Livre de la vie. Écrit en 1566, il est grandement autobiographique. En plus de relater son parcours spirituel et sa conversion, elle y décrit notamment une expérience mystique vécue en 1560, celle de la transverbération.
C’est cet épisode qui est transposé ici par Le Bernin.
La transverbération qui signifie transpercer, traverser de part en part, est un phénomène mystique issu de la tradition catholique. Il symbolise l’amour spirituel de Dieu qui transperce le cœur du fidèle à l’aide d’une flèche enflammée. Cet événement peut laisser des marques physiques sur la personne, comme des stigmates.
Thérèse d’Ávila décrit son expérience dans le chapitre 29 de son livre : “Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser ces gémissements dont j’ai parlé. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu.”
Cette publication a connu un grand retentissement dans le monde de l’art. On retrouve par la suite l’évocation de cette transverbération dans d’autres sculptures et peintures. Elle meurt en 1582 et est inhumée sans embaumement. Béatifiée en 1614 par le pape Paul V, elle est canonisée en 1622 par le pape Grégoire XV, ce qui participe également à la popularité du sujet. D’autant plus que neuf mois après sa mort, une première exhumation du corps révèle que si ses vêtements ont bien pourri, celui-ci n’a subi aucune décomposition. Presque 10 ans après sa mort, une nouvelle exhumation est pratiquée. À cette occasion, un chirurgien prélève son cœur pour le déposer dans un reliquaire. Il constate alors que celui-ci porte une profonde déchirure ainsi que des traces semblables à une brûlure. Elle sera en tout, exhumée cinq fois entre 1592 et 1760. À chaque fois, des reliques seront prélevées, si bien qu’il en existe de nombreuses disséminées partout en Italie, au Portugal, en France, mais surtout en Espagne.
Les neurochirurgiens interprètent aujourd’hui ces événements extatiques comme pouvant s’apparenter à des crises d’épilepsie.
La réalisation de ce groupe sculptural s’étend de 1645 à 1652 dans la chapelle choisie par le cardinal Corner comme chapelle funéraire, et qui a entièrement été conçue par l’artiste pour accueillir la sculpture. C’est une aubaine pour le sculpteur qui se trouve alors dans une période difficile, privé du soutien du nouveau pape, Innocent X. Le projet initial devait être l’extase de saint Paul, que le cardinal remplace par sainte Thérèse, nouvellement canonisée. Le Bernin s’appuie sur le récit relaté par la sainte pour édifier sa composition. On y voit sainte Thérèse qui se résume très pudiquement à son visage (les yeux révulsés et la bouche entrouverte), sa main et son pied gauches, pendants dans le vide. Elle est complètement abandonnée dans son extase, qu’il nous serait presque possible d’entendre ses gémissements. Elle semble disparaître dans les plis en mouvement de sa bure. Au contraire, l’ange qui la domine est penché sur elle, à moitié dévêtu. Il tient d’une main une flèche dorée, tandis que de son autre main, il retient la sainte, tout en l’élevant vers le ciel, mais sans manquer de la dévoiler aussi.
À ce duo s’ajoute une mise en scène théâtralisée. De chaque côté dans les parois latérales sont installés des membres de la famille du commanditaire qui sont plongés dans une conversation animée, comme s’ils commentaient la scène.
Si cette première lecture semble conforme à la transcription des extases vécues par la sainte, la deuxième lecture peut, en revanche, sembler plus complexe. La position charnelle de la sainte, la satisfaction sur son visage pourraient laisser penser qu’au-delà d’une extase mystique, c’est bien une extase physique qu’elle est en train de vivre. Ce sentiment est appuyé par l’expression de l’ange. Sourire bienveillant ou plutôt libertin ? Cette dualité a donné lieu à plusieurs commentaires au fil des siècles.
Au XVIIIe siècle, le Grand Tour d’Italie est le privilège des amateurs d’art et des intellectuels. Ce voyage initiatique a pour vocation l’instruction aux arts grecs et latins. Charles de Brosses, homme de lettres français, entreprend ce voyage en 1739-1740. De passage à Rome, on lui explique devant la sculpture du Bernin qu’il s’agit d’une représentation de l’amour divin. Il s’exclame alors : “Si c’est ici l’amour divin, je le connais ; on en voit ici-bas maintes copies d’après nature.” Le marquis de Sade dira un peu plus tard de sainte Thérèse : “on a du mal à croire qu’il s’agisse d’une sainte”.
Il y a eu des réactions bien plus violentes, comme celle de Louis Veuillot. Ce journaliste français du XIXe siècle, connu pour être un fervent catholique propose d’agir de manière radicale. D’après lui, il faut “expulser cette œuvre du temple, la vendre ou la brûler”. L’historien de l’art Emile Mâle note dans son ouvrage L’art religieux du XVIIe siècle. Italie-France-Espagne-Flandres en 1932 que cette œuvre “fait oublier toutes les autres transverbérations de sainte Thérèse.”
Ce commentaire est assez révélateur puisque Le Bernin sculpte une autre extase, celle de Ludovica Albertoni en 1674, qui retiendra beaucoup moins l’attention. Jacques Lacan, psychanalyste, se livre à une analyse sans équivoque lors d’un de ses séminaires, en février 1973. Pour lui, “elle jouit, ça fait pas de doute !” Ses propos sont cependant à nuancer. Ils sont le fruit d’une vision moderne, marquée par la psychanalyse et les théories de Freud. D’un point de vue purement artistique, cette œuvre s’inscrit pleinement dans le style baroque. Les courbes sont bien présentes dans les mouvements des personnages, la démesure de la bure de Thérèse est au centre de la sculpture. L’imagination et le rêve dominent la composition, nous laissant bien face à une extase. Mais laquelle, mystique ou charnelle ?
Suivant son ressenti, mais aussi son éducation et ses croyances, chacun y verra une représentation différente de cette même œuvre. Il est incontestable que cette sculpture ne laisse pas le spectateur indifférent. Réalisation intentionnellement subversive ou non, Le Bernin aura réussi à immortaliser son travail, au travers des siècles et les prochains à venir.
Article rédigé par Manon SALLEY, merci à toi pour ta contribution à ce blog par tes connaissances en Histoire de l’Art, domaine qui m’inspire et me fascine depuis si longtemps.