Depuis des milliers d’années, l’humain fabrique des bâtiments en utilisant des matériaux comme la brique, le mortier, l’acier et le verre. Récemment, il a développé d’autres matériaux tels que la fibre de carbone et le plastique. Le problème de ces composants synthétiques, c’est qu’ils laissent une empreinte négative sur la planète. Pour contrer ces conséquences néfastes, le design pourrait-il être une solution à envisager sous un nouvel angle ? Neri Oxman, architecte et designer, pense en effet qu’il est urgent de trouver une solution pérenne. Elle fait le choix d’orienter son travail de recherche autour d’une architecture bioclimatique en se basant sur la morphogenèse numérique.
Neri Oxman est née en 1976 à Haïfa, dans la 3e plus grande ville d’Isräel qu’elle considère berceau de la nature, à contrario de Jérusalem, berceau de la religion. Dans cette ville, la nature est toujours à proximité, ce qui a eu un impact fort pour elle. Haïfa se situe entre mer et montagne (le Mont Carmel) et possède une flore très riche. Ses parents sont architectes et elle passe beaucoup de temps dans le jardin de sa grand-mère, en haut du Mont Carmel. Elle en conserve des souvenirs forts, ceux de la vie en extérieur, sous la douce chaleur du soleil avec l’odeur des pignons de pins et des arbres fruitiers. À 18 ans, elle intègre l’armée de l’air israélienne au grade de lieutenant. Elle y est confrontée à la mort et voit les extrêmes dont l’âme humaine est capable. Cette expérience ne la laisse bien sûr, pas indemne et elle fait face à un conflit intérieur qui la conduit à quitter l’armée trois ans plus tard pour intégrer l’Université hébraïque de Jérusalem, où elle suit pendant deux ans des études de médecine. Elle trouve finalement sa voie dans l’architecture et poursuit ses études à Londres jusqu’en 2004. C’est à Boston qu’elle poursuit en master puis en doctorat, au sein du programme en Design et informatique du Massachusetts Institute of Technology, le MIT.
Jerome Wiesner, président du MIT dans les années 80 s’intéresse beaucoup à l’art et comprend que le MIT est un endroit parfait pour mêler différents types de sciences. Cependant, il y a selon lui, un vide : en effet, il n’y a aucun laboratoire qui associe l’art, la science et l’ingénierie. C’est comme ça que né le Media Lab en 1985. On doit aux équipes y travaillant les premiers écrans plats (bien que l’idée a été rejetée à l’époque !) mais aussi ce qu’on appelle aujourd’hui les écrans tactiles, c’est-à-dire le fait de toucher les écrans pour avoir une interaction avec ce dernier. Neri Oxman dirige aujourd’hui le Mediated Matter Group au sein du Media Lab du MIT. Ce groupe de travail s’intéresse aux interactions entre les humains et les machines. Ce lieu unique au monde rassemble des chercheurs qui réfléchissent à des techniques qui auront une application dans 50 ou 100 ans. C’est une époque exaltante pour les designers, car ils sont en mesure de faire des choses dont seule la nature était jusqu’alors, capable. L’avenir du design se trouve indéniablement dans cette voie-là. Les designers du futur feront de l’alchimie en reliant les atomes et des éléments génétiques, puis en adaptant ces techniques à plus grande échelle. Pour construire grand, il faut d’abord penser petit. C’est ainsi que Neri Oxman entreprend chacun de ses projets.
De tout temps, l’histoire s’est créée autour d’une alliance entre la nature et la culture. Pendant des milliers d’années, l’humain a construit les bâtiments avec des matériaux ayant un usage spécifique. Le verre pour les fenêtres, la brique pour supporter des charges lourdes, le bois pour la couverture. Désormais, il y a d’autres possibilités qui permettent de sortir de ce mode de pensées. L’objectif que s’est fixé Neri Oxman est clair : créer de nouvelles matières pour la nature, avec la nature, grâce à la nature. C’est la nature qu’elle prend pour modèle, car elle foisonne d’organismes au sein desquels les matériaux exécutent des tâches très complexes de manière efficiente. Son travail définit le lien entre la matière et l’environnement dans lequel elle évolue. La force de la designer est qu’elle regroupe l’art, le design, la science et l’ingénierie. Elle travaille sur des matières d’un nouveau genre, en tentant de surpasser la nature grâce à une équipe composée de chercheurs passionnés et tout aussi engagés qu’elle. Elle travaille sur des technologies intimement liées à l’environnement naturel tout en passant beaucoup de temps enfermée dans un laboratoire. C’est une dualité très présente chez elle : elle se sent souvent tiraillée entre sa vie de rat de laboratoire et tout quitter pour vivre dehors en pleine nature.
En abordant un nouveau projet, il n’y a pas de structure. Toutes les directions sont envisageables. Sa méthode de travail est assez simple : elle part d’une idée et la suit jusqu’à ce qu’elle change. Elle se retrouve alors avec une bibliothèque d’expériences pour un seul projet, dans laquelle il peut y avoir des dizaines ou des centaines d’itérations, jusqu’à ce qu’elle trouve celle qui fonctionnera parfaitement. Elle se donne la permission de modifier le projet initial à tout moment au cours de son développement, de même que pour son équipe. C’est ainsi que la plupart de ses œuvres sont réalisées.
Aguahoja est une structure biocompatible créée exclusivement avec des matériaux naturels : la chitine, issue des carapaces de certains crustacés, la caséine ou encore la pectine du citron et des pommes. Commencée en 2012 sur de très petits échantillons pour atteindre une structure finale de 5 mètres de haut, l’idée est d’arriver à se passer entièrement de plastique sur terre. C’est un projet de longue haleine qui porte sur la décomposition. La caséine utilisée est une protéine de lait, dont l’avantage majeur est qu’elle est biodégradable. Elle peut donc se décomposer et retourner à la nature, sans dommage. Cependant, elle pourrait être employée pour façonner la structure d’un bâtiment, car sa solidité est comparable à du plastique. À terme, ces derniers pourraient d’ailleurs être remplacés par des polymères.
Cette installation comprend 6 500 vers à soie qui construisent un dôme de 3 mètres de diamètre, initialement placés sur un dôme en fibres de soie tissées originellement par un robot. Au travers de cette expérience, c’est une autre manière d’explorer la construction et la production, plus en accord avec la nature. Dans l’industrie de la soie, on fait bouillir les cocons pour ensuite les dévider, ce qui implique la mort des vers. Ici, une nouvelle approche est déployée dans laquelle on cohabite et on cofabrique, en respectant les autres êtres vivants. Les vers à soie ne sont pas impactés et on laisse le cycle de la vie se dérouler pendant que le projet se crée.
Le verre est un matériau ancien qui a été soufflé, formé, pressé, mais qui n’avait jusqu’alors, jamais été imprimé. Le Mediated Matter Group est à l’origine de la première imprimante de verre transparent. Glass I créée en 2015 était assez primitive. Par contre, Glass II intègre une unité rotative qui oriente la buse d’où sort le verre en fonction de la direction de l’alimentation, un peu comme un stylo de calligraphie qui délivre plus ou moins d’encre en fonction de l’inclinaison. Glass II est un système beaucoup plus sophistiqué qui a permis d’imprimer trois colonnes de 3 mètres de haut. L’œuvre qui en résulte a été présentée à la Milan design week en 2017. L’avantage du verre est de pouvoir créer une matière qui intègre des filtres pour contrôler la manière dont l’énergie solaire est transformée par le revêtement d’un bâtiment. Grâce à cette technologie, il est possible de passer au niveau architectural dans le développement du projet, car les architectes sont capables d’imprimer un gratte-ciel en verre.
Neri Oxman a une passion pour les abeilles, les architectes de la nature. De cette fascination, lui vient l’idée d’étudier la construction en essaim. Le constat auquel elle arrive est simple : il faut soit construire un gros robot pour créer une grosse structure ou bien plusieurs petits robots qui travaillent ensemble. C’est ce que font les abeilles. Les observer est un enseignement très riche sur le plan des interactions sociales. Les abeilles étant principalement actives au printemps, afin d’avoir le loisir de les observer toute l’année, un espace simulant un printemps permanent est créé à côté du Media Lab. Mettre en place un tel espace demande une parfaite gestion et connaissance de la température (21 degrés), de la qualité de l’air et de la lumière pour convaincre 1 million d’abeilles d’y vivre. Pour aller encore plus loin, l’étape suivante est de mettre au point un robot reine capable d’émettre des phéromones et d’indiquer à tout le groupe comment disposer les rayons ou quelle qualité de miel produire, tout en veillant à sa survie, sa bonne santé et son maintien au sein du groupe.
Neri Oxman pense de manière aventureuse. Habituellement, l’art est vu comme un moyen d’expression, tandis que la science représente l’exploration. L’ingénierie fait figure d’invention et le design s’apparente à la communication. Plutôt que d’envisager ces domaines indépendamment les uns des autres, elle se demande dans quelle mesure il ne serait pas possible de les assembler et de les traverser, un domaine après l’autre. La sortie d’un élément devient l’entrée du suivant. La science convertit l’information en connaissance. L’ingénierie convertit la connaissance en outil, le design transforme l’outil en comportement et en contexte culturel puis l’art s’approprie ces comportements culturels afin de remettre en question notre perception du monde. Elle souhaite concevoir un flux d’information et de créativité qui traverse toutes les disciplines. Les domaines ne sont plus cloisonnés et les projets qui en découlent peuvent aussi bien être présentés dans des musées d’art moderne que se retrouver en couverture de magazines scientifiques.
Audace et indépendance d’esprit caractérisent bien le travail de Neri Oxman. La création demande une remise en question perpétuelle, car sans doute, il n’y pas de création. Malgré les critiques et moqueries qu’on peut subir quand on avance à contre-courant, elle souhaite orienter son travail vers moins de recherches pour plus de pratique, afin de tester ses projets dans le monde réel. C’est une nouvelle voie qu’elle s’apprête à ouvrir pour les designers de demain.
Pour en savoir plus, rendez-vous sur Netflix dans Abstract, l’art du design où un épisode documentaire lui est consacré !
Article rédigé par Manon SALLEY, merci à toi pour ta contribution à ce blog par tes connaissances en Histoire de l’Art, domaine qui m’inspire et me fascine depuis si longtemps.